MAXIM : Eh bien, soit ! Si tu veux une fête, tu l’auras, j’en parlerai à Frank Crawley.
 
LA JEUNE FEMME : Que porteras-tu ?
 
MAXIM : Je ne me déguise jamais ; c’est la tradition, le maître de maison ne porte jamais de costume.
 
LA JEUNE FEMME : Oh, ce n’est pas juste !
 
MAXIM : Ah ! La tradition !
 
LA JEUNE FEMME : Eh bien, puisque c’est comme ça, je garderai mon déguisement secret.
 
LE PERCUSSIONNISTE : Miss Caroline De Winter !
 
LA JEUNE FEMME : Bonsoir, Mr De Winter.
 
MAXIM : Va te changer. Mets n’importe quoi. Vite, avant que personne ne te voie. Dépêche-toi ! Tu n’as pas entendu ce que je t’ai dit ? Va te changer !
 
BEATRICE : Eh bien, la robe… le portrait que vous avez copié… Rebecca a porté le même costume au dernier bal.
 
LA JEUNE FEMME : C’est vous qui m’avez fait porter cette robe, hier soir, n’est-ce pas ? Je n’y aurais jamais pensé sans vous !
 
MRS DANVERS : Il doit y avoir un bateau échoué dans la baie.
 
LE CAPITAINE : Nous avons envoyé un scaphandrier pour mesurer l’étendue des dégâts. Et une fois descendu, il a repéré un autre petit bateau, échoué au fond de l’eau, intact, et pas du tout brisé. Un corps gisait sur le sol de la cabine.
 
LA JEUNE FEMME : Oh, mon Dieu !
 
MAXIM : C’est le corps de Rebecca qui est étendu dans la cabine.
 
LA JEUNE FEMME :  Non, Maxim, non…
 
MAXIM : Je l’ai tuée.
 

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LA JEUNE FEMME : Que vont-ils faire, à présent ?
 
MAXIM : Ils identifieront son corps. Tout ce dont ils ont besoin est dans cette cabine : ses chaussures ; les vêtements qu’elle portait ; les bagues, à ses doigts… Ils identifieront son corps. Puis ils se souviendront de l’autre, de la femme qu’ils ont enterrée l’année dernière…
 
LA JEUNE FEMME : Que vas-tu faire ? Que diras-tu ?
 
MAXIM : Je ne sais pas…
 
LA JEUNE FEMME : Est-ce que quelqu’un d’autre sait ce qui s’est passé ?
 
MAXIM : Personne, à part toi et moi.
 
LA JEUNE FEMME : Tu es sûr que Frank ne sait rien ?
 
MAXIM : Comment le pourrait-il ? J’étais seul. Il faisait sombre.
 
LA JEUNE FEMME : Je t’aime. Je t’aime. Me croiras-tu, à présent ?
 
MAXIM : Oui. Oui, je te crois. Je t’aime tant… tant… J’ai cru que j’allais devenir fou. Je ne pouvais me confier à personne.
 
LA JEUNE FEMME : Tu aurais pu m’en parler.
 
MAXIM : Tu avais tellement l’air de t’ennuyer, et tu semblais si malheureuse…
 
LA JEUNE FEMME : Je croyais que tu aimais encore Rebecca.
 
MAXIM : L’aimer ? Je la détestais… je la détestais ! Que veux-tu que je te dise ?... Comment pourrais-je te l’expliquer ?... Rebecca… Selon elle, on ne pouvait trouver le vrai bonheur que dans le malheur des autres, dans la possession, dans la destruction. Nous étions en vacances à Monte-Carlo quand elle a passé son… marché avec moi. Nous sommes allés faire une promenade en voiture, dans les collines, tu te souviens de cette route ? Eh bien, nous nous sommes tenus là, tous les deux, au bord du précipice… admirant le coucher de soleil. Je me souviens d’elle… ses cheveux noirs flottaient au vent.
 
Elle ne m’a rien caché, en ce qui la concernait. Elle me parlait en souriant. « Je serai discrète », m’a-t-elle dit. « Je prendrai un appartement à Londres - personne n’en saura jamais rien -, et je ferai de ton précieux Manderley le plus beau domaine de tout le pays. Nous étions là, au bord du précipice, à quelques mètres d’une mort certaine. J’ai failli la tuer sur le moment. Je lui ai donné mon accord, à la place. Pourquoi ? Parce que… je suppose que je redoutais un scandale, que j’avais peur de toutes ces rumeurs, je… je pensais trop à Manderley.
 
Manderley passait pour moi avant tout. Et ce genre d’amour ne va pas en s’arrangeant. Elle a tenu ses engagements ; ce sont ses goûts et son talent qui ont fait de Manderley ce qu’il est aujourd’hui. La China, les tapisseries… les jardins, les buissons, et même la Vallée Heureuse ; rien de tout cela n’existait du temps de mon père ; tout cela, c’est Rebecca. Certains jours, elle était là, tout sourire, pour accueillir gracieusement les invités ; et le lendemain, elle retournait à Londres. Et nous avons vécu ainsi, des mois, des années… Puis elle est devenue imprudente, elle a commencé à inviter ses amis ici. Il y avait un homme - enfin, un homme¬ en particulier - un homme qui s’appelait Favell…
 
LA JEUNE FEMME : …Jack Favell ?
 
MAXIM : Oui !... Tu le connais ?
 
LA JEUNE FEMME : Je l’ai rencontré. Il est venu pendant ton absence, pour voir Mrs Danvers.
 
MAXIM : Mais… pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ?
 
LA JEUNE FEMME : Il m’a demandé de ne rien dire.
 
MAXIM : Ce n’est pas une raison !
 
LA JEUNE FEMME : Je pensais que ça te rappellerait Rebecca…
 
MAXIM : Mon Dieu, comme si j’avais besoin qu’on me la rappelle ! Bref, il passait beaucoup de temps ici, de son vivant… Elle disait aux domestiques qu’elle partait faire du bateau, et ne serait pas rentrée avant le lendemain matin ; puis elle allait passer la nuit avec lui dans ce cottage, près de la baie. Puis un jour, un matin, je me suis emporté, j’ai… je lui ai dit que si je le trouvais encore ici, je le tuerais. Elle n’a même pas bronché, elle m’a simplement ignoré. Le temps a passé… sans incidents particuliers… et puis… J’étais allé dîner avec Frank Crawley ; Rebecca était partie à Londres. J’ai quitté la maison de Frank vers dix heures et demie. Ses gants et son échappe étaient posés sur une chaise, dans le hall ; elle était revenue - je me demandais bien pourquoi. Je suis monté, elle n’était pas là ; j’ai deviné qu’elle était descendue dans le cottage. J’ai supposé que Jack Favell était avec elle.
 
Alors, j’ai senti que je ne pouvais plus le supporter. J’ai pris un revolver, simplement pour l’effrayer, j’ai pris ce revolver, et je me suis glissé dans le jardin. Les domestiques ignoraient que j’étais revenu. Je suis passé à travers bois jusqu’au cottage. Rebecca était seule. J’ai commencé à crier, à lui dire que j’en avais assez, que c’était la fin… elle s’est levée… elle s’est levée et s’est étirée, les bras au-dessus de la tête… « Tu as raison, Max », m’a-t-elle dit. Elle souriait. « Il serait temps pour moi de commencer une nouvelle page… de trouver un nouvel intérêt à ma vie… un enfant, peut-être… un fils… un héritier pour ton précieux Manderley. Et personne, personne au monde ne pourra jamais prouver qu’il n’est pas de toi. Je serai la mère parfaite, tout comme j’ai été l’épouse parfaite. » Elle s’est retournée pour me regarder… en riant… J’ai visé au cœur.
 
Elle n’est pas tombée immédiatement. Elle restait là, debout, à me regarder avec ce sourire figé… les yeux grand ouverts. Je l’ai portée dans le bateau ; il devait être près de minuit. Il n’y avait pas de lune ; le vent soufflait violemment de l’ouest. Je l’ai transportée dans la cabine et l’y ai laissée. J’ai réussi à lever l’ancre, puis à sortir le bateau de la baie, au-delà du phare. Le vent soufflait depuis le promontoire, et poussait le voilier. J’ai ouvert les robinets de sûreté, l’eau a commencé à entrer. J’avais un épieu, que j’ai appuyé contre les planches de la coque - l’une d’entre elles s’est percée immédiatement. J’ai retiré l’épieu pour faire un autre trou. J’avais de l’eau jusqu’aux chevilles. J’ai laissé Rebecca étendue par terre, j’ai fermé la porte de la cabine. Je suis grimpé dans le petit canot, me suis éloigné du voilier, et j’ai regardé. Le bateau coulait par la proue ; le foc ondoyait et sifflait comme un fouet. Tout d’un coup, il s’est enfoncé, et le mât s’est brisé net en son milieu. Le bateau n’était plus là. Je suis rentré à la maison. Alors que je me déshabillais, Mrs Danvers a frappé à la porte de ma chambre. Je… je crois qu’elle s’inquiétait pour Rebecca. Je lui ai dit de se recoucher. C’est tout.
 
LA JEUNE FEMME : Ils ne peuvent rien prouver contre toi.
 
MAXIM : Pas encore.
 
LA JEUNE FEMME : Personne ne sait rien, à part nous.
 
MAXIM : Ils peuvent trouver par eux-mêmes.
 
LA JEUNE FEMME : Comment ?
 
MAXIM : En posant des questions.
 
LA JEUNE FEMME : Quelles questions, qui va poser des questions ?
 
MAXIM : Le coroner, pour commencer. Il y aura nécessairement une enquête.
 

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LE CORONER : … et le 23 de ce mois, vous êtes allé à Edgecombe pour examiner le corps d’une femme, que vous avez reconnu sans hésitation comme étant celui de feu votre femme, Rebecca De Winter. Comment expliquez-vous cela ?
 
MAXIM : J’ai dû me tromper. Le corps était déjà dans un stade de décomposition avancée. Il aurait presque pu appartenir à n’importe qui - un homme ou une femme. Je… je suppose que j’étais parti en m’attendant à trouver le corps de ma femme. Je me suis trompé.
 
LE CORONER : Oui… Oui, cela semble parfaitement compréhensible. Merci, Mr De Winter.
 

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LE POLICIER : Mrs De Winter ?... Vous pouvez rester, si vous voulez… par ici…
 

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LE CORONER : Mr Tabbe… il nous a été suggéré qu’après que Mrs De Winter se fut éloignée… d’une centaine de mètres, environ, une forte rafale de vent soufflée du promontoire soit arrivée jusqu’au voilier. Est-ce que ceci, à votre avis et en tant qu’expert, aurait suffi à faire chavirer le bateau ?
 
MR TABBE : Non, monsieur, je ne crois pas.
 
LE CORONER : Hum… enfin, je crains que ce ne soit ce qui s’est passé. Je ne pense pas que Mr De Winter ou quiconque parmi nous insinue que votre travail est à l’origine de l’accident. Vous avez remis le bateau en état au début de la saison, vous l'avez déclaré sain et solide, c'est tout ce que je désirais savoir.
 
MR TABBE : Excusez-moi, monsieur, mais ce n’est pas tout. Et avec votre permission, je voudrais ajouter quelque chose. LE CORONER : Oh, très bien… poursuivez.
 
MR TABBE : Eh bien monsieur, voilà ce qui s’est passé… Après l’accident, il y en a qui ont dit que j’avais laissé Mrs De Winter commencer la saison sur un vieux bateau pourri. J’ai perdu deux ou trois commandes, à cause de ça. Alors, quand ils ont trouvé le bateau et l’ont ramené à la surface, j’ai demandé au capitaine Searle si je pouvais l’examiner. Je voulais m’assurer que j’avais fait du bon travail.
 
LE CORONER : Et avez-vous été satisfait ?
 
MR TABBE : Oui, monsieur. Il n’y avait rien de défectueux dans ce voilier, en ce qui concernait mon travail. Il avait chaviré sur un banc de sable, monsieur, c’est ce que m’a répondu le scaphandrier que j’ai interrogé. Il n’avait pas touché le moindre roc. Il était sur le sable, et il ne portait pas une seule marque laissée par un rocher.
 
LE CORONER :  Est-ce là tout ce que vous aviez à dire ?
 
MR TABBE : Non, monsieur. Ce que j’aimerais bien savoir, c’est cela : qui a fait des trous dans les planches ? Pas les rochers. Le roc le plus proche était à un bon mètre cinquante de là. Et puis, un rocher ne laisse pas ce genre de marques… ils étaient bien nets, faits avec un épieu.
 
LE CORONER : Mais alors… que… que voulez-vous dire ? Qu’étaient ces trous ?
 
MR TABBE : Il y en avait trois en tout, monsieur. Un en avant près de l'anneau, au-dessous de la ligne de flottaison. Les deux autres tout près l'un de l'autre au milieu de la quille. Et ce n'est pas tout. Les robinets de sûreté étaient ouverts.
 
LE CORONER : Je ne comprends pas… N’aurait-il pas été très dangereux de laisser les robinets de sûreté ouverts ?
 
MR TABBE : Oh, si, monsieur. Avec tous ces trous dans les planches, et les robinets de sûreté ouverts, il n’aurait pas fallu longtemps à un petit voilier comme celui-ci pour couler. Guère plus de… dix minutes.
 
LE CORONER : Qu’êtes-vous en train de suggérer, Mr Tabbe ?
 
MR TABBE : Mon opinion, monsieur, c’est que le bateau n’a pas chaviré. Je crois… qu’il a été coulé délibérément.
 
LE CORONER : Hum… Mr De Winter, peut-être savez-vous quelque chose de ces trous percés dans les planches ?
 
MAXIM : Absolument rien.
 
LE CORONER : Je dois vous rappeler que c’est pour vous que j’enquête. Mettez-vous en doute le témoignage de Mr Tabbe ?
 
MAXIM : Mais non, naturellement ; il est constructeur de bateaux, il sait ce qu’il dit.
 
LE CORONER : Vous seriez donc d’accord avec Mr Tabbe ? Un tel bateau, avec ces trous dans la coque et les robinets de sûreté ouverts, n’aurait pas pu flotter plus de dix à quinze minutes ?
 
MAXIM : Oh, non.
 
LE CORONER : Le bateau aurait donc été… saboté intentionnellement avant que Mrs De Winter n’ait embarqué pour sa promenade du soir ? Mais dans ce cas, le voilier aurait coulé à la sortie du port.
 
MAXIM : Sans aucun doute.
 
LE CORONER : C’est pourquoi nous ne pouvons qu’en conclure que la personne qui est montée dans le bateau ce soir-là doit avoir levé l’ancre puis percé des trous dans la coque et ouvert les robinets de sûreté.
 
MAXIM : Oui, je suppose.
 
LE CORONER : Et puisque nous avons déjà entendu que la porte de la cabine était fermée, ainsi que les hublots… et le corps de votre femme gisait bien dans la cabine ?
 
MAXIM : En effet.
 
LE CORONER : Par ailleurs, il y a ce témoignage extraordinaire, qui nous a appris qu’il y avait des trous dans la coque et que les robinets de sûreté étaient ouverts… Est-ce que tout cela ne vous semble pas très étrange, Mr De Winter ?
 
MAXIM : Assurément.
 
LE CORONER : Vous n’avez pas de suggestion à faire ?
 
MAXIM : Non, aucune.
 
LE CORONER : Alors, Mr De Winter, aussi pénible que cela puisse être, je crains de me voir obligé de vous poser une question très personnelle…
 
MAXIM : Oui ?
 
LE CORONER : Les relations entre feu Mrs De Winter et vous-même étaient-elles parfaitement heureuses ?
 
MAXIM : Quelqu’un aurait-il l’amabilité d’aider ma femme à sortir ? Elle va se trouver mal.
 
FRANK : Je vous ramène à la voiture.
 
LA JEUNE FEMME : Non, Frank, je préfèrerais rester, je veux attendre Maxim.
 
FRANK : Il se pourrait qu’il soit retenu encore longtemps.
 
LA JEUNE FEMME : Pourquoi ? Que vont-ils faire ?
 
FRANK : Les déclarations de ce Mr Tabbe ont tout changé. Ils vont devoir considérer les choses sous un angle différent.
 
LA JEUNE FEMME : Quel angle, que voulez-vous dire ?
 
FRANK : Vous l’avez entendu… Ils ne croiront plus à un accident.
 
LA JEUNE FEMME : C’est ridicule, qu’est-ce qu’il en sait ? Que vont-ils essayer de prouver ?
 
FRANK : Oh, je ne sais pas. Venez.
 
LA JEUNE FEMME : Cet homme était là, l’homme qui est venu voir Mrs Danvers.
 
FRANK : Jack Favell ? Oui, je l’ai vu…
 
LA JEUNE FEMME : Ils étaient assis là, tous les deux !
 
FRANK : Oui, je sais.
 
LA JEUNE FEMME : Que faisait-il là, Frank ? De quel droit assiste-t-il à l’enquête ?
 
FRANK : C’était son cousin.
 
LA JEUNE FEMME : Je n’ai pas confiance en eux, ils pourraient commettre une erreur.
 
FRANK : Essayez de ne pas trop vous faire trop de souci. Venez ! Tout ira bien, j’en suis sûr.
 

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LE CORONER : Je vous en prie, Mr De Winter, efforcez-vous de répondre à cette question sans faire de commentaires superflus. Ce n’est pas pour mon plaisir que je dirige cette enquête.
 
MAXIM : Manifestement pas.
 
LE CORONER : Permettez-moi alors de vous redemander si vous-même et feu votre épouse vous étiez disputés ?
 
MAXIM : Je ne m’en souviens pas.
 
LE CORONER : Cela vous arrivait-il ?
 
MAXIM : Mais bien sûr que… de temps en temps.
 
LE CORONER : Et ce soir-là ?
 
MAXIM : Je vous ai déjà dit que… ma femme était partie à Londres, j’étais allé dîner chez Mr Crawley. Nous n’avons pas eu l’occasion de nous disputer.
 
LE CORONER : Oui, évidemment…
 

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MAXIM : C’est fini. Suicide…
 
LA JEUNE FEMME : Suicide ? Mais pour quel motif ?
 
MAXIM : Ils n’ont pas eu l’air de croire qu’un motif était nécessaire. Oh mon Dieu, je suis si fatigué, je ne vois plus, je n’entends plus, je ne sens plus rien.
 
LA JEUNE FEMME : Est-ce que Frank est avec toi ?
 
MAXIM : Non, non, il est parti voir le vicaire.
 
LA JEUNE FEMME : Le vicaire, pourquoi ?
 
MAXIM : Il doit se passer quelque chose, ce soir, maintenant que l’enquête est finie.
 
LA JEUNE FEMME : Rebecca !
 
MAXIM : À six heures et demie, tout est arrangé.
 
LA JEUNE FEMME : Je viendrai avec toi.
 
MAXIM : Non, non, non. Frank sera là, ainsi que le colonel Julyan.
 
LA JEUNE FEMME : Le colonel Julyan ?
 
MAXIM : C’est le magistrat de Kerrith - merci, tu l’as rencontré au bal.
 
LA JEUNE FEMME : Pourquoi se joint-il à vous ?
 
MAXIM : Il n’y a pas de raison particulière. Je l’ai invité à dîner avec nous, ce soir, j’espère que ça ne te dérange pas. C’est quelqu’un de très bien, le colonel Julyan, il a tout fait pour se rendre utile et simplifier les choses.
 
LA JEUNE FEMME : Laisse-moi venir avec vous.
 
MAXIM : Non. Non, ma chérie, je préfèrerais que tu ne viennes pas.
 

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FRITH : Excusez-moi, Madame, savez-vous si Mr De Winter en aura pour longtemps ?
 
LA JEUNE FEMME : Non, Frith, pas très longtemps.
 
FRITH : Il y a un monsieur qui voudrait le voir, Madame. Je ne suis pas certain de ce que je dois lui dire. Il insiste tant, en disant qu’il faut impérativement qu’il voie Mr De Winter.
 
LA JEUNE FEMME : Mais qui est-ce ? Le connaissez-vous ?
 
FRITH : C’est Mr Favell, Madame.
 
LA JEUNE FEMME : Je vois. Je pense que je ferais peut-être mieux de le recevoir.
 
FRITH : Très bien, Madame… Mr Favell, Madame.
 
LA JEUNE FEMME : Je suis navrée, mais Maxim n’est pas là.
 
FAVELL : Je vois ça.
 
LA JEUNE FEMME : Ne feriez-vous pas mieux de prendre rendez-vous avec lui, pour le voir dans son bureau demain matin ?
 
FAVELL : Oh, ça ne me dérange pas d’attendre. Comment vous sentez-vous ? Quel dommage que vous vous soyez évanouie comme ça au tribunal, cette après-midi ! Ça a dû être la chaleur.
 
LA JEUNE FEMME : Mr Favell, je ne voudrais pas être malpolie, mais je suis très fatiguée ; cette journée a été épuisante. Pourquoi n’iriez-vous pas voir Maxim demain matin ?
 
FAVELL : Oui, moi aussi, j’ai eu une journée épuisante. Épuisante, bouleversante, et extrêmement désagréable. Rebecca était ma cousine, vous savez. J’étais sacrément attaché à elle.
 
LA JEUNE FEMME : Oui, je suis désolée.
 
FAVELL : Nous avons grandi ensemble. Toujours été de sacrés bons copains. Nous aimions les même choses, les même gens, nous rions aux mêmes blagues. Je suppose que je l’aimais plus que personne au monde ne l’a jamais aimée. Et elle m’aimait. Toute cette affaire a été un sacré choc.
 
LA JEUNE FEMME : Oui, j’en suis bien convaincue.
 
FAVELL : Max sait quels étaient mes sentiments à l’égard de Rebecca, il ne sera pas surpris de me voir ici.
 
LA JEUNE FEMME : Que voulez-vous dire ?
 
FAVELL : Suicide… Vous appelez ça la justice ? Ce vieux coroner gâteux ne savait pas de quoi il parlait, n’est-ce pas ? Mais nous le savons. N’est-ce pas ? Nous savons que ce n’était pas un suicide, n’est-ce pas ?
 
LA JEUNE FEMME : Je pense que vous feriez mieux de partir, Mr Favell.
 
FAVELL : Ah, ne vous avisez pas de jouer à ce petit jeu avec moi, je suis venu pour vous rendre un service. Un gros service. À vous deux.
 
LA JEUNE FEMME : Quel genre de service ?
 
FAVELL : Je préfère ça. Je savais bien que vous seriez intéressée.  Vous savez, je pourrais lui gâcher la vie, à ce vieux Max, si j’essayais - si je voulais. Vous aussi, vous avez à voir là-dedans. Vous savez ce que c’est ? C’est une lettre. De Rebecca. La dernière chose qu’elle a écrite avant de mourir. Vous voudriez la lire ? Allez-y. Je pense qu’elle pourrait vous intéresser. Et voilà ! J’avais bien raison, hein ?  Elle ne vous a pas semblé intéressante ?
 
LA JEUNE FEMME : Que voulez-vous ?
 
FAVELL : Ah, mais c’est pour ça que je suis venu voir ce vieux Max. Bien sûr, les ennuis sont bien la dernière chose au monde que je veux. Réglons toutes nos affaires en famille. Voilà ma devise. Nous appartenons tous à la même famille, vous savez ! Vous, moi, Max, Rebecca… nous appartenons tous à la même grande et joyeuse famille. Max est ce que nous pourrions appeler… le chef de famille, et moi, je suis le parent pauvre - ce n’est pas un rôle qui me satisfait vraiment, à dire vrai. D’ailleurs, pour être tout à fait franc, Mrs De Winter, il me rend très malheureux. Je veux dire, ce vieux Max, avec tout son argent, son domaine, son statut social… sa jolie jeune femme… Et en ce qui me concerne… disons que je suis nettement moins bien loti. Je ne suis pas gourmand, vous savez… Avec une pension de… deux ou trois mille livres par an, je pourrais mener une vie tout à fait confortable…
 
MAXIM : Quittez cette maison. Qu’est-ce que vous fichez ici ? Dehors !
 
LA JEUNE FEMME : (en même temps) Maxim, non ! Il a une lettre ! Maxim, je t’en prie !
 
FAVELL : Je l’écouterais si j’étais vous, mon vieux !
 
LA JEUNE FEMME : C’est important.
 
MAXIM : Quelle lettre ?
 
LA JEUNE FEMME : Eh bien mais, montrez-la-lui ! Montrez-lui la lettre. C’est la dernière qu’elle a écrite… Rebecca.
 
MAXIM : Alors, vous vous mettez au chantage ?FAVELL : Je n’appellerais pas cela comme ça.
 
MAXIM : Comment l’appelleriez-vous ?
 
FAVELL : Pensez à votre femme, mon vieux ! Croyez-vous qu’elle désire passer le restant de ses jours en tant que veuve d’un assassin ?
 
MAXIM : Je pense que vous devriez montrer ceci au colonel Julyan. C’est le magistrat local ; je suis sûr que ça l’intéresserait beaucoup.
 
LA JEUNE FEMME : Maxim, je t’en prie.
 
FAVELL : Bien essayé, mais ça ne prend pas.
 
MAXIM : Non, non, ce n’était pas du bluff. Le colonel Julyan est ici ; Frank Crawley et lui dînent ici ce soir, l’avais-tu oublié ?
 
FAVELL : C’est comme vous voulez, mon vieux, si vous voulez finir pendu, ça ne regarde que vous !
 
MAXIM : Par ici, colonel Julyan, j’aimerais vous présenter quelqu’un.
 
LE COLONEL : Merci… Oh, bonsoir, Mrs De Winter ! J’espère que vous vous sentez mieux.
 
LA JEUNE FEMME : Oui, je vous remercie.
 
LE COLONEL : Tant mieux.
 
LA JEUNE FEMME : Bonsoir, Frank.FRANK : Bonsoir.
 
MAXIM : Voici Jack Favell, le cousin de ma première femme. J’ignore si vous vous êtes déjà rencontrés.
 
LE COLONEL : Oui, votre visage m’est familier… Je vous ai sans doute croisé ici, dans le temps…
 
FAVELL : C’est tout à fait probable.
 
MAXIM : Mr Favell pense qu’il y a eu erreur judiciaire.
 
LE COLONEL : Tiens donc ! Dans quelle mesure ?
 
FAVELL : Je ne suis pas satisfait du verdict délivré à l’enquête, cette après-midi.
 
LE COLONEL : Mais n’est-ce pas à Mr De Winter d’en juger ?
 
FAVELL : Non, je ne crois pas ! Rebecca n’étais pas simplement ma cousine. Si elle avait vécu plus longtemps, nous nous serions mariés.
 
FRANK : Seigneur !
 
LE COLONEL : Je vois… dans ce cas… est-ce vrai, De Winter ?
 
MAXIM : C’est bien la première fois que j’en entends parler.
 
FAVELL : Il savait que nous étions amants.
 
MAXIM : Oui, c’est vrai.
 
LE COLONEL : Je vois… eh bien, Favell, quel est votre problème, exactement ?
 
FAVELL : Cette lettre a été écrite quelques heures avant sa mort. Lisez-la. Voyez s’il vous semble vraisemblable que la femme
qui a écrit une telle lettre ait eu l’intention de se suicider.
 
LE COLONEL : " J'ai essayé de te téléphoner de l'appartement, mais on ne répondait pas. Je rentre directement à Manderley. Je serai ce soir dans le cottage. Si tu reçois ce mot à temps, veux-tu prendre ta voiture et m'y rejoindre ? Je passerai la nuit dans le cottage et laisserai la porte ouverte pour toi. J'ai quelque chose à te dire, et je voudrais te voir le plus tôt possible. Rebecca. " Êtes-vous allé au cottage ?
 
FAVELL : Non, je ne suis rentré qu’à quatre heures du matin, j’ai pensé qu’il était trop tard pour aller jusque-là en voiture.
 
LE COLONEL : Que voulait-elle vous dire, le savez-vous ?
 
FAVELL : Non.
 
LE COLONEL : Je vois… Eh bien… À première vue, il semblerait que vous ayez raison. Le projet d’un suicide n’est ni mentionné, ni sous-entendu.
 
FAVELL : Elle n’a jamais songé au suicide ; aucune femme n’irait écrire une lettre de ce genre avant d’aller se noyer, cela n’a aucun sens, c’est impossible !
 
LE COLONEL : Mais alors, que s’est-il passé, pouvez-vous nous l’apprendre ?
 
FAVELL : Oui… oh, oui. Elle a été assassinée. Elle a été assassinée par son mari. Regardez-le ! Il ne le nie même pas, il n’a pas assez de cran pour le nier !
 
LE COLONEL : Ah, je savais bien que je vous avais déjà vu quelque part ! Vous étiez au tribunal, cette après-midi !
 
FAVELL : Et après ?
 
LE COLONEL : Pourquoi n’avez-vous pas pris la parole à ce moment, pourquoi n’avez-vous pas montré cette lettre au coroner ?
 
LA JEUNE FEMME : Parce qu’il voulait d’abord essayer le chantage. Il a proposé de se taire pour trois mille livres par an.
 
FAVELL : Cela n’a rien à voir avec le sujet.
 
FRANK : Comment ça, rien à voir avec le sujet !
 
LE COLONEL : Non, non, il a raison. Il a porté une accusation très grave. Et qu’il ait essayé ou non de faire chanter De Winter, cette accusation tient toujours.
 
MAXIM : Il ne peut rien prouver du tout.
 
FAVELL : J’ai assez de preuves pour vous faire pendre trois fois ! Ces trous dans le bateau ne prouvent-ils pas que vous l’avez tuée ?
 
LE COLONEL : Pas tant que vous n’aurez pas fourni un témoin qui l’ait vu les percer.
 
FAVELL : Bon sang, mais il n’y a aucun doute, c’est De Winter qui les a fait, qui d’autre aurait pu tuer Rebecca ?
 
LE COLONEL : Oh, Kerrith possède une assez large population… je pourrais moi-même être le coupable ! Il me semble que vous n’avez pas plus de preuves contre De Winter que vous en auriez contre moi.
 
FAVELL : Je vois… Vous allez lui tenir la main pendant toute cette affaire, n’est-ce pas ? Vous n’allez pas le laisser tomber, parce qu’il a dîné chez vous et vous chez lui, c’est très intime ! Eh bien, laissez-moi vous dire ceci : pour une fois, j’ai la loi avec moi, et j’ai bien l’intention de m’en servir, croyez-moi, je vais m’en servir !
 
LE COLONEL : C’est la loi qui exige un témoin, pas moi… et procéder sans en avoir ne vous mènera nulle part.
 
FAVELL : Comment voulez-vous que j’en déniche un, c’est une baie privée, vous savez ça aussi bien que moi, c’est la baie de Manderley ! Et personne ne descend jamais là-bas !... Attendez une minute. Attendez une minute ! Il se pourrait bien qu’il y ait un témoin, après tout ! Ce bonhomme, sur la plage, comment s’appelle-t-il ? Cet abruti !
 

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ROBERT : Ben ! Ben ! Viens, Ben ! Ils te demandent, là-haut.
 

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FAVELL : Ne me dites pas que vous n’êtes pas tranquille, Max, mon vieux ! Ne me dites pas que vous avez peur de ce pauvre vieux Ben ! Vous vous croyez bien tranquille, hein ? Le cadavre est casé dans le bateau, on perce quelques trous, et hop-là ! Tout disparaît pour ne plus jamais refaire surface. Quelle guigne ! Quelle poisse ! Un coup dur, comme on dit aux Etats-Unis. Un coup dur. Je dois bien l’admettre… Vous formez un vrai petit syndicat, hein ? De vrais copains ! Personne ne trahit les autres, pas même le magistrat local ! Nous excuserons la jeune épouse, bien évidemment. La jeune épouse ne fournit pas de preuve contre son mari, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ! Et Crawley n’ouvrira pas la bouche. Crawley sait bien qu’il perdra sa place s’il dit la vérité. Vous n’avez jamais eu beaucoup de succès avec Rebecca, hein ? « Crawley-le-cafard », qu’elle vous appelait ! « Attention ! Voilà ce vieux Crawley-le-cafard ! » Ne vous en faites pas. Votre temps viendra. La jeune épouse vous sera reconnaissante de lui tendre votre bras fraternel chaque fois qu'elle s'évanouira. Quand elle entendra le juge condamner son mari à mort, ce bras lui sera joliment commode !
 

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ROBERT : Allez, Ben ! Écoute, il n’y a aucune raison d’avoir peur. Mr Crawley…
 

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FRANK : C’est Ben.
 
MAXIM : Bien.
 
FRANK : Venez, Ben.
 
FAVELL : Bonjour ! La vie n’a pas été trop dure avec vous depuis notre dernière rencontre ? Allez, Ben, ne soyez pas timide ! Vous savez qui je suis, n’est-ce pas ?
 
BEN : Hein ?
 
FAVELL : Vous savez qui je suis, hein ? Allez !
 
LE COLONEL : N’ayez pas peur, Ben, personne ne va vous faire de mal. Bien… nous voulons simplement vous poser quelques questions. Vous connaissez Mr Favell, n’est-ce pas ?
 
BEN : J’l’ai jamais vu !
 
FAVELL : Arrêtez de faire l’imbécile, bien sûr que vous m’avez déjà vu ! Vous m’avez vu descendre dans le cottage, près de la plage ! Le cottage de Mrs De Winter ! Vous m’avez vu là-bas, n’est-ce pas ?
 
BEN : Non… j’ai jamais vu personne.
 
FAVELL : Saleté de vieil imbécile ! Bien sûr que si, nous vous avons coincé là-bas l’été dernier !
 
BEN : J’ai jamais vu personne !
 
FAVELL : Si ! Vous nous regardiez par la fenêtre ! Nous vous avons attrapé !
 
BEN : J’ai jamais vu personne !
 
FAVELL : Il ment !
 
BEN : Vous allez pas m’emmener ?
 
FRANK : Non, bien sûr que non, Ben.
 
FAVELL : Vous voyez bien qu’il ment ! Faites-lui dire la vérité !
 
BEN : Je ne veux pas y aller, j’ai rien fait !
 
LE COLONEL : Personne ne va vous emmener nulle part, Ben. Allez, répondez-moi sincèrement, c’est tout : avez-vous déjà vu cet
homme ?
 
BEN : J’ai jamais vu personne, monsieur.
 
LE COLONEL : Vous vous souvenez de Mrs De Winter, n’est-ce pas ? Non, non, pas cette dame, l’autre dame. La dame qui allait dans le cottage.
 
BEN : Hein ?
 
LE COLONEL : La dame qui avait un bateau.
 
BEN : Elle est partie !
 
LE COLONEL : Oui, oui, nous savons cela. Mais parfois, elle partait faire du bateau la nuit, n’est-ce pas ? Vous rappelez-vous la dernière fois qu’elle est sortie ? La fois où elle est partie… pour ne plus jamais revenir ?
 
BEN : Hein ?
 
FAVELL : Vous y étiez, n’est-ce pas ? Vous avez vu Mrs De Winter descendre jusqu’au cottage, et vous avez vu Mr De Winter la suivre ! Vous l’avez vu, et vous l’avez suivi ! Après, que s’est-il passé ? Dites-nous ce qui s’est passé !
 
BEN : J’ai rien vu ! J’ai jamais vu personne ! Je veux pas qu’on m’emmène ! Je veux pas aller à l’asile ! J’ai jamais jamais jamais vu personne !FAVELL : Vous voyez qu’il ment comme il respire, on ne peut pas se fier à lui ! Dis la vérité ! (En même temps) Jamais, jamais, jamais !
 
LE COLONEL : Laissez-le ! De Winter, vous feriez mieux de le renvoyer chez lui.
 
MAXIM : Ben… Ben, tout va bien, Ben. Personne ne va vous envoyer à l’asile. N’ayez pas peur. Nous allons vous donner à manger —auriez-vous l’amabilité de vous en charger, Frank ?FRANK : Oui, bien sûr. Venez, Ben !MAXIM : Demandez-leur de préparer quelque chose de chaud.FRANK : Cela vous dit, un dîner ?
 
FAVELL :  Récompense pour services rendus, hein ? Il a fait du bon travail pour vous, Max.
 
LE COLONEL : C’est vous qui avez eu l’idée de le faire venir ici, Favell.
 
FAVELL : Je suis persuadé qu’il a vu quelque chose ; simplement, il a trop peur pour parler.
 
LE COLONEL : Oh, vous ne pouvez pas prouver cela. En fait, vous ne pouvez rien prouver du tout, pas même votre propre histoire.
 
FAVELL : Que voulez-vous dire ?
 
LE COLONEL : Eh bien, vous nous dites que Mrs De Winter et vous aviez l’intention de vous marier. Qui pourrait nous dire si c’est vrai ou faux ? Vous ne pouvez pas le prouver.
 
FAVELL : Ah, vraiment ?
 
LE COLONEL : Que faites-vous ?
 
FAVELL : Il y a une personne dans cette maison qui vous dira la vérité.
 
LE COLONEL : Bonsoir, Mrs Danvers.
 
MRS DANVERS : Bonsoir, monsieur.
 
LE COLONEL : Asseyez-vous, je vous en prie. Mrs Danvers, pour commencer, je veux vous poser une question. Étiez-vous au courant de la relation qui unissait feu Mrs De Winter et Mr Favell ?
 
MRS DANVERS : Ils étaient cousins germains.
 
LE COLONEL : Je ne parlais pas de liens de parenté, Mrs Danvers.MRS DANVERS : J’ai bien peur de ne pas vous comprendre, monsieur.FAVELL : Allez, Danny, vous savez très bien où il veut en venir, je le lui ai dit et répété, mais il ne veut pas me croire ! Rebecca était amoureuse de moi, n’est-ce pas ?
 
MRS DANVERS : Elle n’était pas amoureuse de vous.
 
FAVELL : Bien sûr que si, vous le savez, nom de Dieu !
 
MRS DANVERS : Elle ne vous aimait pas, ni vous, ni Mr De Winter. Elle n’aimait personne. Elle méprisait tous les hommes.FAVELL : Ce n’est pas vrai ! Nous avons été amants pendant des années, vous le savez bien !
 
MRS DANVERS : Et après ! Elle avait bien le droit de s’amuser, non ? L’amour était un jeu pour elle, elle me l’a dit. Elle s’y prêtait parce que cela la faisait rire. Je l’ai vue revenir et s’asseoir là-haut sur son lit, et éclater de rire en pensant à vous, tous autant que vous êtes !
 
LE COLONEL : Mrs Danvers… Mrs Danvers, voyez-vous une raison qui aurait pu pousser Mrs De Winter à se suicider ?
 
MRS DANVERS : Non… Non.
 
LE COLONEL : Favell, montrez-lui la lettre.
 
MRS DANVERS : Je ne comprends pas. Si elle avait eu quelque chose à dire à Mr Jack, elle m’en aurait d’abord parlé.
 
LE COLONEL : Cette nuit-là, vous ne l’avez pas vue du tout ?
 
MRS DANVERS : Non, j’étais sortie. Je ne me le pardonnerai jamais.
 
LE COLONEL : Et ces mots, « j’ai quelque chose à te dire », ne vous évoquent rien du tout ?
 
MRS DANVERS : Non, monsieur, rien.
 
LE COLONEL : Je vois, merci. Bon… tout d’abord… Quelqu’un sait-il comment elle a occupé sa dernière journée, à Londres ?
 
MRS DANVERS : Elle est allée chez le coiffeur. Elle avait un rendez-vous de onze heures à treize heures trente. Puis elle est allée déjeuner à son club. Elle déjeunait toujours à son club quand elle allait chez le coiffeur.
 
LE COLONEL : Et ensuite ? Qu’a-t-elle fait pendant toute l’après-midi ?
 
MRS DANVERS : J’ai son carnet de rendez-vous dans ma chambre. Mr De Winter ne me l’a jamais demandé. J’ai gardé toutes ses affaires.
Voulez-vous que j’aille vérifier ?
 
LE COLONEL : De Winter ?
 
MAXIM : Certainement. Allez chercher ce carnet, Mrs Danvers.
 
LE COLONEL : Ici, onze heures : déjeuner au club. Deux heures : Baker. Qui est Baker ?
 
MRS DANVERS : Baker… elle ne connaissait personne qui réponde au nom de Baker.
 
LE COLONEL : C’est écrit ici, voyez vous-même.
 
MRS DANVERS : Baker… elle ne m’a jamais parlé d’un nommé Baker.
 
FAVELL : Si ça avait été quelqu’un d’important, Danny l’aurait su. Rebecca n’avait aucun secret pour Danny, je crois que nous sommes tout bonnement en train de perdre notre temps.
 
FRANK : S’il n’avait aucune importance, pourquoi a-t-elle écrit son nom dans son carnet ?
FAVELL : Je ne sais pas, peut-être était-ce un marchand de bas de soie ou de produits de beauté.
 
MRS DANVERS : Il y a quelque chose ici, avec les numéros de téléphone. Baker… 0299.
 
LE COLONEL : 0299… c’est un numéro qui pourrait correspondre à n’importe quoi… je… est-ce que ça pourrait être un « M », à côté ?
 
MRS DANVERS : Peut-être… Cela ne ressemble pas aux « M » qu’elle faisait en général. Elle aurait pu l’avoir griffonné à la hâte. Peut-être que c’est le central téléphonique.
 
LE COLONEL : Oui, bien sûr, ce doit être cela ! « M » pour...
 
FAVELL : Mayfair.
 
FRANK : Je vais essayer, d’accord ? 0299…
 

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FRANK : Allô Mademoiselle, je suis Mr Crawley. Pourriez-vous me passer un numéro londonien, s’il vous plaît ? Mayfair 0299. Merci. Et c’est urgent, donc si c’était possible… Bonsoir. C’est bien Mayfair 0299 ? Est-ce que Mr Baker est là, s’il vous plaît ? Qui ça ? Ah… je… j’ai dû me tromper de numéro, excusez-moi. Oui… je suis sincèrement navré.
 

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FRANK : Mauvais numéro. C’était une Lady Eastleigh, elle était assez mécontente.
 
LE COLONEL : Essayez « Museum »…
 
FAVELL : Ou Madevell, ou Mill Hill…
 
LE COLONEL : Attendez un instant… je vais essayer…
 

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LE DOCTEUR BAKER : Ici le 0299. Dr Baker à l’appareil. Qui ? Oui… Oui… Oh ! Oui, je crois que j’ai lu ça dans le journal !  Je vois… Oui… Pourriez-vous me dire de quoi il s’agit ? Oh. Enfin, si vous préférez… attendez un instant… Trois heures et demie, cela vous conviendrait ? Bon. Alors je vous verrai demain, colonel Julyan… Attendez, je ferais mieux de vous donner l’adresse !
 

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LE COLONEL : Roseland, 53, Carlton Road, Northwest 6. Un docteur Baker ! Docteur Baker… Voilà un nouveau mystère, pourquoi avoir fait tout ce chemin pour aller voir un docteur londonien ?
 
MRS DANVERS : Et pourquoi me l’a-t-elle caché ? Elle me racontait tout.
 
LE COLONEL : Peut-être ne voulait-elle pas vous inquiéter. J’ai pris rendez-vous avec lui demain, à trois heures et demie. Il faudra partir tôt.
 
MAXIM : Six heures du matin ?
 
LE COLONEL : Oui, ce serait parfait.
 
FAVELL : Je viendrai avec vous.
 
LE COLONEL : Oui… Oui, je m’en doutais.
 
FAVELL : Eh bien, puisque j’ai peu de chances de me faire inviter à dîner ici… N’ayez pas cet air lugubre ! Ce sera passionnant pour vous, quand la presse à scandale commencera à publier l'histoire de votre vie et que vous verrez en manchette : « De Monte-Carlo à Manderley : Les aventures de la femme d'un assassin » ! Je vois ça de là ! Bonne nuit, mon vieux ! Nous nous reverrons demain matin. Dormez bien. Raccompagnez-moi à la voiture, Danny. Danny !
 

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MAXIM : Demain, à la même heure. Demain, à la même heure, ils sauront tout. Ils sauront qu’elle était enceinte. Tous les morceaux vont se recoller. Demain, à la même heure, ils sauront tout…
 
LA JEUNE FEMME : Nous aurons encore la nuit de demain ensemble, n’est-ce pas ?
 
MAXIM : Oh oui, oui… Ils ne feront rien tout de suite, peut-être pas avant vingt-quatre heures… Nous avons cette nuit… et celle de demain, ma chérie.
 

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MAXIM : Avec qui aviez-vous rendez-vous à cette heure-là, pouvez-vous nous le dire ?
 
LE DOCTEUR BAKER : Eh bien oui, je ne vois pas ce qui m’en empêcherait… C’était une… Mrs Danvers.
 
FAVELL : Danny ?!
 
MAXIM : Elle a donné un nom d’emprunt.
 
LE COLONEL : Oui, bien sûr.
 
LE DOCTEUR BAKER : Un nom d’emprunt ?...
 
LE COLONEL : Vous souvenez-vous de cette Mrs Danvers ?
 
LE DOCTEUR BAKER : Euh… je… je n’en suis pas certain. Attendez un instant. Oui… Oui, je m’en souviens très bien.
 
LE COLONEL : Une femme grande et mince, brune, très élégante ?
 
LE DOCTEUR BAKER : Oui, c’est cela.
 
MAXIM : Pourriez-vous nous apprendre la raison de sa visite ?
 
LE DOCTEUR BAKER : Eh bien, ce serait extrêmement gênant d’un point de vue professionnel, comme vous le savez, mais… puisque votre femme est décédée, et que les circonstances sont si… exceptionnelles… La femme qui s’était désignée sous le nom de Mrs Danvers était très gravement malade. Elle était venue me voir quelques semaines auparavant, elle se plaignait de certains symptômes, d’une douleur… je lui ai fait passé des examens qui ont révélé une certaine déformation de l’utérus ; elle n’aurait jamais pu avoir d’enfants. Mais ce n’était pas tout, et je le lui ai dit lorsqu’elle est venue me voir, le douze. Elle voulait savoir la vérité, alors je la lui ai dite. À l’époque, la douleur était encore légère, mais la tumeur était profondément enracinée. À trois ou quatre mois de là, elle n’aurait plus vécu qu’avec de la morphine. Une opération  n’aurait servi à rien, et je le lui ai dit. La chose était trop ancrée. Dans un cas pareil, on ne peut que donner de la morphine et attendre.
 

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FRANK : Frith ! Frith !
 
FRITH : Merci d’être venu, Mr Crawley.
 
FRANK : Que se passe-t-il, Frith ?
 
FRITH : C’est Mrs Danvers, monsieur. Je crois qu’elle est partie !
 
FRANK : Partie ? Où ça ?
 
FRITH : Je ne sais pas. Elle n’est pas descendue, ce matin, et quand j’ai envoyé une des bonnes voir si elle n’était pas malade, la petite l’a trouvée en train de faire ses bagages ! Je suis monté, et elle a refusé de me parler.
 
FRANK : Mon Dieu !
 
FRITH : Vers quatre heures, un homme est venu de la gare pour prendre ses paquets, et peu de temps à près, il y a eu un appel longue distance pour elle, au téléphone.
 
FRANK : De la part de qui ? Le savez-vous ?
 
FRITH : Je crois que c’était Mr Favell, monsieur. J’ai fait transférer la communication dans sa chambre.
 
FRANK : Mais l’avez-vous vue partir ?
 
FRITH : Non, monsieur. Mais j’ai demandé au gardien de la guetter, monsieur, et il jure qu’elle ne s’est pas approchée de sa loge. FRANK : Êtes-vous bien sûr qu’elle est partie ?
 
FRITH : Autant qu’il me l’est permis, monsieur ; je suis monté dans sa chambre vers six heures dix, et elle était vide. Il n’y avait plus rien !
 
FRANK : C’est extraordinaire ! Enfin, où diable a-t-elle bien pu passer ?!
 

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MAXIM : Je pense qu’elle m’a menti délibérément. Son suprême mensonge… Elle voulait que je la tue. Elle avait tout prévu. C’est pour cela qu’elle riait. C’est pour cela qu’elle se tenait debout en riant, quand elle est morte. Elle a toujours tout fait à sa manière… même à la fin.
 
LA JEUNE FEMME : Quelle heure est-il ?
 
MAXIM : Deux heures vingt. Nous sommes presque arrivés.
 
LA JEUNE FEMME : C’est drôle… On dirait presque que l’aube va poindre… par là-bas, derrière les collines… C’est impossible. Il est bien trop tôt. C’est tout de même drôle… ça ne peut pas être une aurore boréale, en plein été, n’est-ce pas ?
 
MAXIM : Ce n’est pas une aurore boréale ! C’est Manderley !
 

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LA FEMME : La route de Manderley était devant nous. Il n'y avait pas de lune. Le ciel au-dessus de nos têtes était d'un noir d'encre. Mais le ciel à l'horizon n'était pas noir du tout. Il était éclaboussé de pourpre, comme taché de sang. Et des cendres volaient à notre rencontre avec le vent salé de la mer.
Épisode 3
REBECCA : QUATRIÈME ÉPISODE
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